Théâtre boulanger
17 – Faire société
MJ
L’esprit d’équipe en prend un coup.
BOUL-MAIN-GAUCHE
Vous, vous restez ?
MJ
Je ne sais pas.
Je ne sais plus.
Je viens sérieusement d’être mis en doute.
Remis en cause.
Le refus… le refus d’équipe, d’aide.
BOUL-MAIN-GAUCHE
Moi j’en fais partie, de l’équipe.
MJ
En refusant mon apport, il me nie personnellement.
BOUL-MAIN-GAUCHE
Non, non, il n’a nié personne. Moi, je n’ai nié personne. J’ai toujours aimé vos conseils. Ils sont bons.
MJ
Merci. Je sais.
J’en suis convaincu. Mais d’être remis en cause, ça secoue.
BOUL-MAIN-GAUCHE
Oui. Je vous crois.
MJ
Je l’ai vu, dans ses yeux, la violence. Je l’ai vu. Elle n’était pas loin.
BOUL-MAIN-GAUCHE
Non, je ne pense pas. Non, j’espère que non.
MJ
Quand on n’a pas de mots pour s’exprimer, il n’y a pas de soupape de sécurité. Ca bouillonne et ça ne peut pas sortir. C’est triste d’en arriver là. Ils ne leur restent plus que ça, la violence.
Triste monde.
BOUL-MAIN-GAUCHE
Non, non, oublions ça. C’est un mauvais souvenir. Dites-moi ce qu’il faut faire ? Restons ensemble.
MJ
Faire ? Faire, faire, faire, bien sûr qu’il faut faire, mais faire pour quoi ?
BOUL-MAIN-GAUCHE -confus-
Vivre ensemble. Faire fonctionner notre équipe.
La route entreprise,
continuer.
Qu’est-ce qu’il faut, qu’est-ce qu’il faudrait…
MJ
Qu’est-ce qu’il faut faire, pour faire partie de l’équipe ?
BOUL-MAIN-GAUCHE
Oui.
MJ
Travailler.
Comme toujours. Il n’y a pas à chercher midi à quatorze heure.
Pas de pain, pas de gain. La base. Le travail !
BOUL-MAIN-GAUCHE
Pas de pain, pas de gain.
MJ
Pas de gain, pas de reconnaissance.
On a besoin de reconnaissance. Travailler. Se faire reconnaître, dans son travail. Et réciproque, reconnaître le travail de ses équipiers. Pas de reconnaissance, pas d’équipe. Vous, moi. Moi, vous. C’est notre destin. Aussi laborieux soit-il. C’est ça l’équipe.
BOUL-MAIN-GAUCHE
Travailler.
MJ
Travailler pour l’autre.
On y retourne.
BOUL-MAIN-GAUCHE
On y retourne.
BOUL-MAIN-GAUCHE retourne au travail. Mais marque un mouvement d’arrêt devant ses produits.
BOUL-MAIN-GAUCHE
Et le goût ? Et l’âme ?
MJ
On ne peut pas avancer sans laisser quelques coquilles derrière soi.
C’est ça ou…
-laisse en suspens-
BOUL-MAIN-GAUCHE -Un brin de lassitude-
J’y retourne.
BOUL-MAIN-GAUCHE se remet au travail.
MJ
C’est préférable.
Produire plus, moins cher, vendre plus. Voilà l’objectif. La nouvelle étape.
On va y arriver.
Courage. En route !
BOUL-MAIN-GAUCHE reprend le travail péniblement.
MJ
Pas de pain sans peine.
Pas de pain, pas de peine, pas de gain.
Gagnons notre croûte.
18 – Règle du jeu
MJ observe BOUL-MAIN-GAUCHE.
MJ
Etape du tour de France.
Compétition mondiale.
-au public-
C’est beau l’étape du tour de France.
Voilà un homme qui marne, qui sue. Vous le voyez appuyer sur ses pédales comme un forcené, danseuse en pleine montagne. Poussive danseuse. Improbable et ruisselante danseuse. Vous, vous voudriez l’aider, c’est de l’empathie : une petite poussette au cul. Il grignote l’altitude péniblement, le gars, la tête dans le guidon, dos courbé, tendu, courbaturé, ressué la machine humaine, jusqu’à plus goutte. Objectif lune en ligne de mire, carotte d’une ligne à franchir. Machine humaine bouillante, sifflante, brinquebalante de toute part. Il avale les serpentements que lui tricote la route sous le nez. Drogué. Il se shoote à l’asphalte et à l’évaporation totale de son corps dans l’effort, l’oubli, la répétition. Drogué. Mode machine. Coureur hypnotisé.
Vous devenez léger, et vous pédalez encore, parce que la drogue légère est plus forte qu’un corps qui souffre.
Un corps qui souffre, il pédale encore plus fort, pour aller au bout de sa peine, de son pain, pour aller jusqu’à, jusqu’à : objectif, objectif en ligne de mire, pour aller :
Podium !
C’est beau. C’est ça une étape de tour de France.
Triste, beau. Pathétique.
On aime.
On aime le tour de France.
-à BOUL-MAIN-GAUCHE-
Mettez-y un peu d’énergie ! Vous ne voyez pas qu’ils en veulent, du spectacle ! Pas de peine, pas de gain ! Pas de pain, pas de gain.
-scandant-
Pas de pain, pas de gain, pas de pain, pas de gain ! Allez !
Et mes bons conseils, mon coaching, il faudra me les rembourser, mettez-vous ça dans le crâne. Pédalez ! C’est grâce à moi que vous pédalez. Vous me devez cette victoire. Je ne vos entends pas. On dit quoi ?!
BOUL-MAIN-GAUCHE
Yes, Coach.
MJ
On dit merci qui ?
BOUL-MAIN-GAUCHE
Yes, Coach.
MJ -au public-
Tout travail mérite estime. Je ne peux pas me laisser cracher dessus, me laisser nier, ou être mis en doute. Je dois me faire respecter, à mon tour.
Estime bien ordonnée commence par soi-même. La valeur de mon travail. Je vous prierais de la respecter aussi, merci.
-à BOUL-MAIN-GAUCHE-
Pédalez !
-au public-
On est obligé de serrer la vis. C’est malencontreux, mais c’est comme ça. Comment tiendrait ce grand tout sans un peu de rigueur ?
-à BOUL-MAIN-GAUCHE-
Dites, si vous ne vous activez pas plus, les institutions de tutelles, les officiels et tout le barda, vont finir par mettre leur nez dans vos affaires.
Ils ne sont pas tendres, eux, il est plus sage de vous prévenir.
-au public-
Il faut que ça tienne. L’équipe, la société. Nous sommes liés les uns aux autres. Soudés. On n’a pas le droit au faux pas, la route est balisée. Chacun sa place dans le peloton. Chacun selon sa valeur. Son mérite, au plus juste. Inextricablement liés les uns aux autres, nous œuvrons au maintien de notre Civilisation, tous ensemble.
-à BOUL-MAIN-GAUCHE-
Vous qui êtes fan de biologie : Moi, je vois ça comme les petites cellules d’un organisme vivant s’organisant pour le maintien de quelque chose de plus grand, d’au-delà : la civilisation.
Nous !
Fascinant, non ?
BOUL-MAIN-GAUCHE continue sa tâche besogneusement.
19 – Customers
MJ
-à propos de BOUL-MAIN-GAUCHE-
Il est absorbé. En mode machine.
Ca manque un peu d’enthousiasme.
Ne vous inquiétez, dès que ça devient vraiment trop routinier, je lui commanderais une nouveauté toute pleine de bruits, de mouvements, de fureurs, un joli petit joujou, un robot, une nouvelle appli, une option, un gadget, une carotte, un bâton, une bricole, une idée, un stage de remotivation, une pilule qui fait rire, une pour être fort, une cuillerée pour maman, ouvrez la bouche, on a tout en stock.
Et la machine humaine pourra bien pédaler quelques kilomètres supplémentaires. Avec de l’entrain, que diantre !
Allez ! Une cuillerée pour papa.
Et je comptabilise.
-à BOUL-MAIN-GAUCHE-
Vous entendez ? Je vous commande une jolie petite machine, de nouvelles variétés, des idées, des exhausteurs de goût, des emballages, tout ça. Et si ce n’est pas à la hauteur de ce que vous désirez, je leur remontrais les bretelles à vos fournisseurs ! Ne vous inquiétez pas. Je saurais leur serrer la vis, un petit coup de fouet dans leur motivation : tiens ! Ça fait du bien.
À chacun son tour d’être exigeant, non, mais ! On ne va pas se laisser marcher sur les pieds par des fournisseurs incompétents, non ?! On a une compétition à remporter, nous ! Une estime à revendiquer.
Là-bas ! Vos fournitures ! Allez les chercher.
Et n’hésitez pas, les remarques, on ne va pas laisser les autres se tourner les pouces quand d’autres sont au charbon ! Et achetez ! Ca fait tourner l’économie. Ce qui est bon pour l’économie, c’est bon pour vous. Offrez-vous les moyens de produire plus, toujours, plus, il en va de votre survie de boulanger, plus, achetez ! Consommez ! Vendez !
-au public-
Il a perdu un peu en qualité, non ? Le produit n’est plus le même. Il fonctionne moins qu’avant. Ca n’a plus la même saveur.
C’est le penchant naturel de toute chose : Déliquescence, vieillir, s’user. Obsolescence. Ciao ciao.
-à BOUL-MAIN-GAUCHE-
Il faut se ressaisir ! Vos clients disent que votre pain a perdu en qualité. Conviction, mettez de la conviction ! Montrez-nous que vous n’êtes pas mort ! De l’entrain, quoi !
-au public-
Il est poussif, c’est pénible. Si on n’était pas là pour le stimuler un peu, il nous referait du pain d’avant-guerre. Refaire du pain avec son machin-levain à l’odeur de vieille. Il faut être malade pour manger ça.
Etre client ça s’acquiert, ça s’apprend. Un devoir. C’est une exigence. Des stimuli : Tic ! Tic ! Tic ! qu’on envoie dans le laisser-aller de l’autre. Faites-vous respecter en tant que client. Tout le monde doit jouer le jeu. On ne peut pas se permettre de laisser dégénérer l’évolution de l’humanité par la faiblesse ou la complaisance d’un seul d’entre nous. Sinon ce n’est pas du jeu. En tant que client vous détenez le devoir de raffermir les liens qui nous unissent chacun aux autres. Pensez à l’organisme vivant.
Etre client, client-roi quoiqu’il arrive, c’est exiger, c’est avoir une haute idée de l’humanité. C’est mettre davantage de qualité dans le monde, de quantité, de serviabilité, de créativité, d’esthétisme. Être client, au-delà d’être, c’est créer, c’est devenir, vous en avez le pou…
BOUL-MAIN-GAUCHE, dans un accès de rage, balance à terre une énorme quantité de pâte dont il s’occupait, il balance des saletés dessus.
Puis la rage retombe. Ils regardent la pâte au sol.
MJ
Pardon ?
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Vous croyez me rembourser plus vite en empruntant cette voie ?
Je crains que vous vous trompiez, mon petit bonhomme.
J’attends.
MJ attend.
MJ
J’attends.
BOUL-MAIN-GAUCHE, contrit, ramasse, sa pâte, la prépare et l’enfourne, sous l’œil de MJ.
MJ
-pour lui-
Ca ne sera pas la meilleure des fournées, celle-là.
-au public-
Il fera une promotion.
20 – L’addiction please
Un vélo d’appartement apparaît sur scène. MJ, invite BOUL-MAIN-GAUCHE à s’installer sur le vélo puis à pédaler. BOUL-MAIN-GAUCHE s’exécute.
MJ
Allez. Fournée suivante. En selle.
Hop hop hop. On ne perd pas le rythme.
BOUL-MAIN-GAUCHE se met à pédaler.
MJ
C’est bien, c’est bien.
-au public-
N’oublions pas le plaisir de vivre.
-à BOUL-MAIN-GAUCHE-
Un peu de compensation maintenant ?
Continuez, continuez !
Il lui prépare un rail de blanche avec de la farine.
MJ
Un petit rail. Ca vous remettra de la joie dans le nez.
Pas de farine, pas de gain. De pain. Bof, c’est pareil. Hop. On n’arrête pas une entreprise qui marche. Extra pure, top nouveauté, celle-là.
-au public-
Et un turbo dans le cul. Il faut leur faire plaisir à nos petits chéris. Question de dosage.
Pour aller loin, ménager sa monture.
-à BOUL-MAIN-GAUCHE-
Voilà ! Votre dose de farine. Ravitaillement en vol. On aspire ! On inspire ! On transpire !
BOUL-MAIN-GAUCHE la sniffe, il en veut plus.
MJ
Encore ? Déjà ?
-amusé, au public-
Encore.
-à BOUL-MAIN-GAUCHE-
La compensation ça coûte cher, bonhomme. Ca met de la joie dans le nez, mais ça coûte cher. Attention. Vos dettes s’accumulent, pensez à les payer. Sinon, couic, plus crédit, hein. Plus d’aide, plus rien. Plus de matos. La déchéance de notoriété. Retour à la rue. Mendiez la pièce. Passez la case prison. Il va falloir trouver des solutions ! Les dépenses, ça s’assume. Faites attention. Je vous aurais prévenu.
BOUL-MAIN-GAUCHE
Encore.
MJ regarde ses comptes.
MJ
Vous êtes vraiment mal barré.
Il n’y a plus grand-chose qui tourne rond là-dedans.
BOUL-MAIN-GAUCHE
Encore.
MJ
« Encore, encore, encore », pfff.
BOUL-MAIN-GAUCHE
Encore.
MJ
Oui, J’ai compris.
MJ lui balance de la farine dessus.
MJ
Toujours à réclamer.
BOUL-MAIN-GAUCHE
Encore.
MJ
Pédalez, pédalez, pédalez ! Ca manque de cadence, mon vieux.
BOUL-MAIN-GAUCHE
Encore.
MJ
Encore ?!
Non, mais là je ne peux plus : Vous n’êtes plus en capacité de paiement. Même si on revendait l’intégralité de vos affaires, votre boutique, on n’obtiendrait que le dixième de ce que vous me devez.
Vous avez largement abusé de la consommation de petits plaisirs. Fini.
Ah, mauvais sur ce coup. Je pensais vous faire tenir plus longtemps. Je ne me reconnais pas.
BOUL-MAIN-GAUCHE
S’il vous plaît.
21 – Liquidation totale
MJ
Payer. Vous vous rappelez ce que c’est payer ? Comment vous me payez ? Je ne suis pas papa-noël.
BOUL-MAIN-GAUCHE
Le client-roi ?
MJ
Quoi, « client-roi » ? Vous me prenez pour qui ? Je suis envoyé par la banque, votre cadre économique, je ne suis pas un vulgaire fournisseur, vous m’êtes redevable. Vous n’êtes pas client, vous êtes mon débiteur. Je vous tiens en vie, et vous me devez des comptes pour ça. Comment vous prévoyez de me rembourser ? Pédalez !
BOUL-MAIN-GAUCHE montre toute sa boutique
MJ
Tout ? Votre boutique ?
Même pas le dixième de ce que vous me devez. Pédale !
De toute façon c’est déjà à moi. Vous en voulez encore de la farine ?
BOUL-MAIN-GAUCHE
Encore. Farine.
MJ
Il va falloir payer. Trouver d’autres moyens.
BOUL-MAIN-GAUCHE
Donnez-moi.
MJ
Vous qui rêviez de revenir à l’état de nature.
On va payer nature.
BOUL-MAIN-GAUCHE
Farine.
MJ
Très bien.
Roulez sur le bord de route. Ne pensez-plus à la course, c’est fini pour vous. Cuit. Mais continuez à pédaler. Les dettes courent toujours. Farine, farine !
BOUL-MAIN-GAUCHE
Farine.
MJ
Oui, farine. Montrez-vous sur le bord de la route. Montrez vos cuisses ruisselantes de coureur de fond. Ca attire le chaland. Hum, c’est bon. Le client arrive. Le client arrive. Sexy, sexy ! Soye sexy ! Tes jambes pleines de sueur, ma petite danseuse. Aguiche. Disponible. Pour le client, ô sexy ! Aguiche ! Pédale. Allez, fais plaisir au client, c’est lui qui paye. Il en veut pour son argent, alors applique. Applique-toi. Sexy, sexy, donne-lui. On s’applique. T’en voulais du client-roi, hein ? Du client-roi, hein ? En voilà du client-roi. On aime ça. Client-roi. Mmh mon client-roi. Pédale. Pédale. Vas-y, fais-y son affaire si tu veux ta came. Farine ! Créé le désir. Tire-lui son blé, sa semence, sa farine. Ta farine. Hein ?! Farine. Oui, couleuvre à avaler, c’est son droit. Cash ! Cash ! Cash, il t’a payé cash ! Jusque ça te déborde par les yeux, cash ! C’est son droit. Leur droit. Les clients-rois ! En veux-tu, en voilà ! Et en voilà ! Tu fermes ta bouche et tu aspires leur cash. La banque du cash ! Tu te fais sauter par la banque du cash. Vas-y rends-les heureux. Vide-les. Vide-les. Vide-les. A chacun son tour, faut que ça tourne. Et tu pédales, pédale, pédale, pédale, pédale, pédale, pédale, et tu pédales, pédale, Farine ! Pédale, pédale, pédale, pédale, pédale, pédale, pédale, pédale, pédale, pédale, pédale …
BOUL-MAIN-GAUCHE, seul sur scène, pédalant indéfiniment.
22 – Salut
FIN