Rien ne permet d’imaginer – ni du reste, n’indique – qu’un fournil se niche ici, au bout de cette ruelle qui serpente le long de la voie ferrée. Encore faut-il, pour le découvrir, traverser une cour et suivre le maître des lieux dans un dédale de pièces. Le contraste est alors saisissant avec l’idée que l’on se fait des fournils où la lumière du jour ne pénètre jamais. Celui de Florent ouvre de plain-pied sur un jardinet où poussent en liberté des mauvaises herbes et… quelques plants de blé au beau milieu des orties. « J’y fais des expériences » glisse avec malice le jeune quadra qui aura – peu ou prou – exercé tous les métiers de la filière céréalière, de la ferme au fournil.
Trois fois par semaine, Florent Viguié enfourne son pain dès potron-minet et dans la foulée enfourche un vélo pour le livrer encore fumant. Non sans avoir, sur le chemin, déposé sa fille à l’école. Dans cet ordre-là. Ce qui n’est pas un détail pour celui qui ne souhaite pas reproduire ce qu’il a pu observer en boulangerie conventionnelle… ou bio – en l’espèce, le label ne fait rien à l’affaire ! « C’est sûr qu’en boulangerie, on mène une vie peu sociale » euphémise-t-il. Lui s’est aménagé un rythme de travail en harmonie avec sa vie et ses à-côtés – il joue du saxophone dans une fanfare.
Même s’il reconnaît qu’en prenant le levain pour ferment, il n’a pas choisi la facilité. Levé à cinq heures pour le nourrir – ça lui en prendra huit autres à lever. Jusqu’en début d’après-midi où il peut alors commencer à confectionner la pâte, qu’il place ensuite en chambre de fermentation. De sorte qu’elle lève à son tour pendant la nuit et qu’il l’enfourne le lendemain matin cinq heures pour être prêt à livrer dès neuf heures. Soit : « des journées plutôt longues et hachées, avec un cycle de travail / levées de seize heures. »
120 kilos de farine passent chaque semaine entre les mains de ce boulanger sans boulangerie qui travaille en circuit court – en direct avec des paysans du coin -, et livre son pain aussi loin que peut le mener son vélo-cargo, à Sète et dans ses alentours. Sur sa tournée : des épiciers de quartier, des restaurateurs, des magasins bio, des coopératives de producteurs, comme les Paniers de Thau ou le Court Circuit, mais aussi des collectifs citoyens dont il partage la démarche, comme la Coop Singulière ou les Paniers Solidaires. « La Coop, j’en faisais déjà partie avant de lancer mon projet. Le principe me plaisait bien. Ils m’ont beaucoup aidé, au début, pour le bouche-à-oreille. Ils ont fait preuve de patience aussi » quand il trouve le moyen de se casser la clavicule pour sa première livraison à vélo !
Aux Paniers Solidaires, son pain à la farine de petit épeautre est dans nos rayons depuis les tout débuts de l’aventure. L’on y trouve aujourd’hui l’ensemble de sa carte : pain au chanvre, aux graines de lin, pain bis, amande-raisin et petit épeautre. Une gamme volontairement limitée à cinq pains, qu’il renouvelle chaque année en introduisant une nouvelle recette. « À rebours du blabla des commerciaux qui t’expliquent qu’il faut multiplier les variétés pour attirer le client ! » De ses expériences en boulangerie, et des ravages du marketing qu’il a pu y voir à l’œuvre, il a tiré une pièce de théâtre : Le Pain de ce Jour, docu-fiction boulangère à retrouver sur son blog.
Son animal de compagnie
S’il se lance de ses propres ailes en 2018, c’est justement pour rompre avec cette logique, « renouer avec l’humain » et retrouver ce qui « fait sens » dans le pain selon lui : 1. Connaître l’origine de ses farines – issues, pour moitié, de variétés de blé anciennes, labellisées bio et moulues sur meules de pierre 2. Travailler avec du vivant, c’est-à-dire avec un levain sauvage authentique. « Quand on se demande comment on fait du pain, on cite toujours la farine, l’eau et le sel, mais on oublie souvent le ferment, qui permet à la pâte de lever, donne au pain son aspect et son goût, détermine son apport nutritionnel. En boulangerie conventionnelle, on utilise la levure, soit un seul et même champignon. Moi, je travaille au levain naturel, donc avec plusieurs champignons et bactéries – déjà présents sur le grain de blé – que je développe dans mon levain-chef. » Au bout du compte, il obtient un pain plus digeste et plus goûteux, qui se conservera plus longtemps et sera meilleur pour la santé.
« Le levain, c’est devenu mon animal de compagnie. Je suis même parti en vacances avec ! Je l’ai fait naître il y a huit ans, en arrivant à Sète – ça me manquait de travailler avec une bonne farine. » À l’époque, il bosse dans une boulangerie conventionnelle et… fait du pain chez lui pour sa consommation personnelle ! « Il y a une culture du pain au levain, vers laquelle ne vont pas nécessairement ceux qui sont dans le métier depuis leurs seize ans. » Lui-même y est entré sur le tard et s’est d’abord formé sur le tas – ou pour tout dire : à la source, dans une exploitation céréalière -, avant de passer un CAP boulangerie en bonne et due forme.
À la sortie du lycée agricole, il entre chez un paysan-meunier-boulanger dans les Hautes-Alpes. Une expérience qui marquera profondément son rapport au pain. La ferme fait de l’élevage, du fourrage pour le bétail, et bien sûr du blé, en bio, du petit épeautre et des graines de lin. Il y passera sept ans, s’y occupe d’abord des bêtes, puis devient polyvalent, avant de reprendre le poste de boulanger à son départ. C’est là qu’il apprend le « langage des meuniers » qui lui permet d’échanger aujourd’hui avec des paysans céréaliers : « Je connais les mauvaises herbes qui poussent dans leurs champs, comment on les trie, les graines qui peuvent poser problème. »
C’est là aussi qu’il manie pour la première fois le moulin Astrié, qu’il retrouvera des années plus tard chez les minotiers qui le fournissent. Ce moulin traditionnel à meules de pierre, inventé dans les années 50 par les frères du même nom, n’écrase pas le blé mais le déroule finement. Le germe lui-même, qui contient vitamines et minéraux, n’est pas séparé de son amande. À la sortie, on obtient une farine plus nutritive et plus digeste.
Après les Hautes-Alpes, direction Grenoble où il s’inscrit en CAP de boulangerie. Première déconvenue : ses profs n’ont jamais pratiqué le levain. « Ils nous apprenaient à devenir des sous-traitants au service d’industriels ! » CAP en poche, il entre chez son maître de stage, un boulanger bio : « Là, j’ai pris la claque ! » De l’extérieur, la boutique a tout de la boulangerie de village. Côté fournil, il découvre « une vision très noire » de la clientèle. Jusqu’à la caricature, qu’il pensait ne jamais voir de toute sa carrière : la clope qui tombe dans la pâte. « Bon, là, je me suis dit, le bio, est-ce que c’est le plus important ? Je vais me concentrer sur l’humain ! »
En arrivant à Sète, où il suit sa compagne nommée au Lycée de la mer, il entre dans une boulangerie conventionnelle pour voir « comment ça fonctionne. » Il en retiendra la chambre froide et le four électrique. À la naissance de sa fille, il prend un congé parental et mûrit son projet, part en quête d’identité, s’intéresse à l’histoire des farines locales. « J’avais envie de travailler avec des variétés de pays, de m’adapter à ce territoire, à son climat. »
Un blé millésimé
Par Flor de Pèira, réseau de céréaliers en Occitanie, il trouve son premier fournisseur. Aux Paniers de Thau, un maraîcher lui en recommande un second. Aujourd’hui, il se fournit en direct auprès de trois paysans dans l’Aude et l’Hérault. Deux sont meuniers-boulangers, le troisième fait également des pâtes. Tous sont certifiés AB, mais tous ne lui livrent pas la même variété de farine. Lui-même fait le mélange selon le pain qu’il veut faire. « Les différentes variétés jouent sur l’aspect du pain et son goût. La Rouge de Bordeaux, par exemple, est plus goûteuse. La Bladette de Puylaurens, plus facile à produire pour le céréalier, mais pour le travail de la pâte, elle va se relâcher. Le pain se tiendra moins. S’il n’y a que cette variété, il aura tendance à s’étaler. »
Avec le temps, il a noué des relations fortes avec ses fournisseurs – « On se tient et se soutient mutuellement » -, échange fréquemment avec eux – « Ils savent de quoi ils parlent, je vois le blé pousser dans leurs yeux » -, compose avec leurs envies comme avec leurs limites : « Cette année, pour l’orge, il n’aura pas assez pour me fournir jusqu’à la prochaine récolte – il s’est fait défoncer le blé par les sangliers. Je vais modifier ma recette pour tenir jusque là. » À chaque moisson, son blé « millésimé » – comme il se plaît à le souligner, par opposition au blé sandardisé des farines industrielles. « À chaque nouvelle récolte correspond pour moi, boulanger, des changements dans la manière de travailler le pain, les pâtes réagissant différemment d’une récolte à l’autre. Je m’adapte, je n’exige pas de la farine qu’elle se plie à ma volonté. »
« Le boulanger perçoit-il la poésie du monde en façonnant son pain ? » se demande-t-il dans son blog : « Son pain devient-il pierre philosophale à force de pétrir, change-t-il le plomb en or, le blé en aliment, nourrira-t-il le corps, nourrira-t-il l’esprit ? Le pain n’est pas qu’une simple recette. Ce sera une âme à chaque pain. Ce sera un pain vivant. » Dont acte.
*Commandes en ligne sur sa boutique Internet, avec retrait en point relais à Sète ou directement à son fournil (101 rue Toussaint-Mazel) le mardi et le vendredi de 10h à 11h, le jeudi de 13h30 à 16h30.
A retrouver ici : https://panierssolidaires.assomanalia.com/producteurs/